15
Comme 0n pouvait s’y attendre, la police conclut à un accident. De toute évidence, le lourd écusson de métal s’était détaché du mur pour glisser le long de la façade tel le couperet d’une guillotine, et… Les crampons rouillés, le ciment émietté de la muraille, tout confortait cette thèse, et le shérif, blasé par une vie d’enquêtes sur les méfaits des moissonneuses-batteuses, fit savoir à la cantonade qu’il rédigerait son rapport en ce sens. Une fois que l’ambulance et le fourgon de police se furent éloignés, le portier confia au club des Survivants la mission de nettoyer la cour et de faire disparaître les taches de sang qui maculaient le gravier et la façade. Shicton-Wave s’acquitta de cette besogne avec un soin jaloux, sachant parfaitement qu’en lessivant le sang du directeur à mains nues, il accomplissait un acte sans précédent dans les annales du collège. Aidé de Bonnix, il dressa une échelle contre la façade et grimpa jusqu’à la fenêtre fatale, torse nu malgré le vent piquant qui soufflait de la mer, seulement armé d’une éponge et d’un seau. Il prit son temps comme on prend son plaisir, et pendant plus d’une heure les élèves hâtivement parqués dans les salles d’étude purent entendre les bruits juteux et mouillés de l’éponge qu’on tordait au-dessus du récipient de fer. Et chacun s’imaginait l’eau rougie, l’odeur fade. De temps à autre, le jeune homme pâle s’arrêtait pour gratter du bout des ongles une tache rebelle, comme une ménagère peaufinant une baie vitrée. Alors le collège entier, élèves et professeurs réunis, retenait son souffle et luttait contre la nausée. David, comme les autres, regardait instinctivement ses mains, ses ongles, en éprouvant l’envie d’aller les savonner au plus vite. À la cérémonie de la façade succéda celle du gravier qu’on gratta et retourna inlassablement. Pendant tout ce temps personne ne prononça un mot mais tout le monde savait désormais que Shicton-Wave venait de se coiffer de l’auréole macabre et fascinante des bourreaux. Son torse nu, son seau et son éponge rosâtre n’avaient rien à envier à la cagoule pourpre et à la hache des exécuteurs. En lessivant le sang du directeur décapité, il était passé de l’autre côté des choses, il avait touché la Mort, il était… différent.
Cette atmosphère d’hébétude dura jusqu’à la nuit, puis soudain, alors que le soleil disparaissait à l’horizon, un courant électrique ranima les élèves et tous se ruèrent vers les professeurs en exigeant de téléphoner immédiatement à leurs parents. A la peur avait succédé une sorte d’agressivité incontrôlable qui bousculait le protocole en usage dans l’établissement. Sans plus s’occuper de Bubble-Sucker ou de Mary Bouffe-minou, les enfants se jetèrent dans les couloirs et envahirent les bureaux de l’administration, se battant avec les secrétaires pour s’emparer des combinés téléphoniques.
David fut l’un des rares à ne pas prendre part à cette crise de folie collective, il ne tenait nullement à appeler grand-mère Sarah à la rescousse. Shicton-Wave qui passait dans le couloir le surprit à ce moment, assis à son pupitre, seul dans la classe désertée, et il hocha la tête en plissant les yeux.
— Vous avez raison, Sarella, murmura-t-il, laissons filer ces pantins de guimauve ; quand le navire nous appartiendra, les choses sérieuses pourront enfin commencer.
En parlant il agitait mollement les mains, de manière qu’on puisse bien voir qu’il ne s’était pas curé les ongles et qu’une mince ligne d’impuretés rougeâtres s’était glissée sous chacun d’eux.
On téléphona longtemps, sans s’occuper de l’heure du repas ou de celle du coucher. On s’arrachait le téléphone des mains pour balbutier chaque fois les mêmes mots : « Je ne veux plus rester ici, P’pa, y s’passe des choses horribles, viens me chercher. »
Beaucoup d’enfants, usant d’une dialectique percutante, dédaignèrent la thèse de l’accident pour faire prévaloir celle du meurtre. « Y a eu un assassinat ! », la phrase revenait sans cesse, braillée ou chuchotée. La bave et la sueur engluaient les combinés. « Un assassinat… »
Dès le lendemain les voitures envahirent la cour, limousines, breaks, décapotables. Elles se garaient au hasard, dans un hurlement de pneus, et un homme ou une femme, parfois les deux, en jaillissait, donnant les signes d’une grande agitation. Alors, quelque part dans les rangs des élèves massés le long des fenêtres, quelqu’un disait d’une voix curieusement avalée : « C’est mon père… C’est ma mère », et s’enfuyait la tête basse, courant à la rencontre de l’arrivant sans un signe pour ses camarades. « Le bateau coule, ricana Bonnix, les porcelets quittent le bord ! »
Il ne se trompait pas, quarante-huit heures seulement après la mort de son directeur, le Triviana-College avait déjà perdu trente pour cent de ses effectifs ! Les parents, les tuteurs, parfois plus simplement les chauffeurs ou les femmes de chambre, surgissaient d’un taxi ou d’une berline, faisaient une courte escale dans le bureau de réception et repartaient au pas de course, tirant dans leur sillage un gosse en uniforme noir encombré d’une grosse valise. Une portière claquait et le véhicule s’éloignait sur la route de la lande, comme un canot de sauvetage fuyant la succion d’une épave en cours d’engloutissement. Tapi dans l’encoignure d’une fenêtre, David surprenait des mots, des phrases sifflantes émanant de la bouche d’adultes échauffés : « Je vais me renseigner, si tu m’as raconté des histoires… »
Bubble-Sucker battait des bras au centre du hall, tel un poulet décapité, essayant de retenir les mécontents, brandissant des photocopies du rapport de police. « Un accident ! gémissait-il, un simple accident !», mais rien n’enrayait la débandade. L’infirmerie débordait de gosses impressionnables aux yeux rougis par les cauchemars. Certains d’entre eux frisaient déjà la dépression nerveuse et se réveillaient toutes les nuits en poussant d’abominables hurlements qui provoquaient les jurons des plus grands. Les départs incessants finissaient par effrayer ceux que n’avait pas ébranlés outre mesure la mort sinistre du directeur. La panique engendrait la panique. La fuite insufflait le désir de la fuite. À partir du jeudi, le collège avait perdu la moitié de ses pensionnaires, et plusieurs professeurs donnèrent leur démission. « Je ne peux plus rester ici, glapit miss Folwood, la vieille fille qui assurait les cours de musique, j’étais dans la cour quand la chose s’est produite, je la revois toutes les nuits, cette tête qui tombe, cette tête… »
Andrew Foggarty, le répétiteur d’allemand, partit de la même manière, sans se retourner et ployant sous les bagages comme un émigrant pourchassé par la police politique de son pays.
Lentement, inexorablement, le collège se vidait. Les dortoirs se dépeuplèrent, les chambres furent désertées. Chaque matin, à l’heure de l’appel, Bubble-Sucker poussait un long soupir en cochant les absents.
— Lui, il ne partira pas, ricana un soir Bonnix en désignant l’ex-astronome du pouce, il est partout grillé. S’il quitte Triviana c’est le chômage assuré.
— Et Mary ? avait demandé David.
— Elle ? C’est la même chose, elle a eu trop d’histoires par le passé. Il paraît qu’elle débauchait les petites filles dans les collèges de bonnes sœurs. Elle est condamnée à sombrer avec le bâtiment.
David attendait le samedi avec impatience. Depuis l’attentat perpétré par la mouette, il n’avait pas osé quitter l’institution, aussi était-il sans nouvelles de M’man comme de Jonas Stroke. Il comptait sur la rituelle excursion du samedi pour descendre à Triviana par le car de quatorze heures. Il espérait qu’ainsi perdu au milieu des autres garçons il serait protégé des piqués mortels de l’oiseau de chrome. La veille du départ, il se glissa dans les chambres abandonnées par les fuyards et se livra à une perquisition en règle. Il finit par trouver ce qu’il cherchait : un casque de moto du type « intégral » qu’un élève conservait comme un fétiche. Il s’en saisit, bien décidé à s’en coiffer dès qu’il devrait se risquer en terrain découvert.
Lorsque l’autobus se gara dans la cour de l’école, David se précipita tête basse, couvrant la distance qui séparait le préau du véhicule en un temps record. Il tenait le casque sous son bras, emballé, dans un sac de nylon. Dès qu’il fut assis dans l’autobus, il se ratatina au fond de son siège de manière qu’on ne puisse pas le voir de la route. Mary Bouffe-minou supervisait les opérations d’un œil éteint ; à ses bâillements qui laissaient entrevoir une langue lourdement « chargée », il n’était pas difficile de deviner qu’elle abusait des barbituriques. L’autobus démarra enfin, les flancs gorgés d’enfants bizarrement silencieux. David luttait contre l’envie qui lui venait de déchirer le sac et de se coiffer du gros casque de moto. À travers la vitre, il voyait défiler la lande, plus grise que jamais. Le car se traînait comme une limace, et ses vitres semblaient terriblement fragiles. David se trémoussait, l’estomac ravagé par l’angoisse, guettant le point lumineux de la mouette de fer filant au ras de la plaine, les ailes grandes ouvertes, prête à traverser l’autobus de part en part en fauchant une demi-douzaine de têtes.
« Elle va venir, ne cessait-il de penser, elle va venir, elle crèvera le pare-brise et prendra toute la rangée de sièges en enfilade, nous décapitant au ras des clavicules… »
Au bout de deux siècles l’autobus s’arrêta sur la grand-place de Triviana. Prestement David se coiffa du casque et se coula dans la colonne des lycéens. À peine avait-il posé le pied sur les pavés inégaux qu’il aperçut Jonas Stroke sous les arcades de l’ancienne halle au poisson. Le vieil homme se tenait le dos au mur, dans un recoin d’ombre humide. Il avait le visage gris et les yeux fatigués d’un insomniaque. David laissa s’égailler la foule des gosses et Mary Bouffe-minou s’engouffrer dans la boutique d’un coiffeur avant de rejoindre le forgeron. Il eut l’impression que Stroke avait vieilli, et que sa stature de grizzly se voûtait désagréablement. Dès qu’il fut sous les arcades, il releva la visière du casque.
— Je t’attendais, souffla Stroke, j’ai vu passer le car qui montait vers le collège. J’ai pensé que tu en profiterais pour descendre en ville.
— Il y a eu du grabuge, murmura David, le dirlo…
— Je sais, fit le ferrailleur, tout le monde en a parlé ici. Et j’ai vu la mouette filer au ras des hangars. Ses ailes arrachaient des étincelles aux tôles.
Le cœur de David dérapa dans le registre des extrasystoles, et il crut que les pavés vacillaient sous ses pieds.
— Elle vous… cherchait ? bégaya-t-il.
— Elle rôdait, marmonna Stroke.
Il fit un pas en avant. Un pas lourd de soldat blessé. Sa main moite et brûlante se posa sur l’épaule de David.
— Il fallait que je te voie, haleta-t-il, les choses se précipitent. J’ai mis ta mère à l’abri…
— Où cela ?
— Ici, en ville. J’y possède une petite maison… Oh ! presque rien, un bungalow. Tiens, voilà la clef, ne la perds pas, l’adresse est sur l’étiquette.
— Mais pourquoi ?
— Ta mère, petit… Elle sent les créatures. Elle les détecte. C’est sûrement dû à sa maladie. Je ne pouvais pas la laisser sur la lande.
David prit la clef rouillée. Stroke l’avait longtemps tenue dans sa main car l’acier en était poisseux.
— Il faut que je te montre un truc, fit le vieillard, mais il faut faire attention. La situation se dégrade.
Il frappa sur le casque de l’adolescent avant de lâcher :
— Et enlève ce machin, tout le monde te regarde !
— Mais la mouette ? protesta David.
— De toute manière, ton casque ne l’empêcherait pas de t’arracher la tête ! Allez, viens…
David pressa le pas. Il n’aimait pas l’aspect maladif du colosse, et les mèches grises que la sueur collait à ses tempes. Stroke avait pris le chemin du port. Il boitait sur l’asphalte écaillé des ruelles.
— Vous… Vous n’avez pas l’air bien, hasarda l’enfant.
Stroke ébaucha un geste irraisonné, et son visage se contracta comme sous l’effet d’un spasme hémiplégique.
— C’est… tout cela, haleta-t-il, les créatures, l’entité. J’ai l’impression qu’elles essaient de reprendre le contrôle de mon esprit, comme par le passé. Elles doivent savoir que je les ai trahies. C’est pour ça que j’ai préféré éloigner ta mère. Il faut que tu fiches le camp avec elle… que vous partiez loin d’ici.
— Mais je ne peux pas… Il y a l’école, on me rechercherait.
Stroke émit un ricanement lugubre.
— L’école ! Petit idiot, dans quelques jours il n’y aura plus rien. Il sera trop tard. Tu ne comprends pas que c’est la débâcle ?
Ils longeaient les quais à présent. Plus loin s’ouvrait l’estuaire que bordaient les sables gluants des alluvions. Stroke quitta le môle pour s’engager dans la caillasse et descendre jusqu’aux étendues sablonneuses recouvertes de bidons et de détritus, des terrains vagues maritimes où achevaient de se désagréger des barcasses disloquées. Stroke s’agenouilla dans la vase, à la limite de l’eau, là où s’étaient échoués de gros poissons crevés.
— Regarde, petit, fit-il en tirant un couteau de sa poche, regarde bien…
Saisissant l’un des poissons morts, il en racla la chair, arrachant écailles et nageoires. La viande blanche de la bête pelait en copeaux délavés, spongieux, dévoilant une curieuse charpente de fer. Un squelette de métal brillant qu’on eût dit échappé d’un atelier de sculpture moderne.
— Une arête de chrome ! murmura Stroke, tu vois ce qui est train de se passer ? Le métal a trouvé le moyen de s’infiltrer à l’intérieur des êtres vivants et d’y rester caché.
David s’agenouilla malgré sa répugnance. Il ne pouvait détacher les yeux du poisson aux arêtes d’acier qui reposait sur le tapis de varech.
— Mais pourquoi ? dit-il en avalant les mots.
— Parce qu’ils ont compris qu’un être de métal ne peut pas se promener impunément dans les rues d’une ville. Ils se déguisent, David. Ils se griment, ils sont en train d’enfiler des costumes de viande pour passer inaperçus. Pour le moment ils s’entraînent sur des animaux, mais bientôt…
David releva machinalement le col de son manteau noir. Il ne voulait pas se mettre à trembler.
Stroke émiettait rageusement les autres poissons. Tous étaient nantis d’un squelette de fer.
— Ils en sont morts, observa le ferrailleur, mais ce n’était qu’un essai… une simple ébauche.
Il paraissait atterré, anéanti.
— Et tu n’as pas tout vu, dit-il en sortant de sa poche un gros coquillage encroûté d’écume. Voilà ce que j’ai trouvé au bas de la falaise, juste au-dessous du collège.
David prit la conque aux spirales calcifiées.
— Porte-la à ton oreille ! ordonna le ferrailleur, vas-y ! Fais comme les gosses ! Écoute le bruit de la mer !
L’adolescent hésita, puis leva la main, portant la coquille à la hauteur de sa tempe. Tout d’abord il n’entendit qu’un bourdonnement, puis un murmure ténu lui agaça le tympan, comme si un insecte était prisonnier du coquillage. Enfin le grésillement se précisa et il crut distinguer des mots, des phrases :
« Kraki-Krac… Tu es mon sandwich de pain blanc et quand je te… »
Cette fois il poussa un cri et lâcha la coquille qui tomba sur une pierre. La croûte de calcaire et de sécrétions marines vola en éclats, révélant une conque de métal bleu sans la moindre trace de griffures.
— Tu vois ; rugit Stroke, elles ont une mémoire. Elles sont hantées par le souvenir de la catastrophe. Elles ruminent, comme les hommes.
Le ferrailleur se baissa pour ramasser le coquillage de fer.
— Tu comprends pourquoi je te dis de ficher le camp ? Elles sont en train de revenir. Elles sont allées se gorger d’énergie et maintenant elles reviennent, fortes, crépitantes, promptes aux travestissements. La mouette, le chien, Lisbeth Mac Floyd, ne sont que de pauvres spécimens à côté des voyageurs que j’ai contribué à expédier à travers le pays.
— C’est pour ça que vous ne voulez pas partir ?
— Exactement, je dois rester jusqu’au bout… supporter les conséquences de mes actes.
David comprima les muscles de ses épaules. Le visage de Stroke n’était plus qu’un masque de contractures.
— Tu as la clef, articula douloureusement le forgeron, j’ai donné un peu d’argent à ta mère. Emmène-la tant qu’il vous reste encore une chance.
Le vieillard se redressa subitement et s’éloigna en pataugeant dans la vase, comme un homme qui prend la fuite. David ne fit rien pour le retenir et se contenta de serrer les doigts sur la clef rouillée. La marée montait, engloutissant les squelettes d’acier des poissons émiettés.
L’adolescent recula, un pressentiment l’envahissait. La certitude qu’il ne reverrait plus Stroke. Son intelligence hurlait de peur entre les parois de son crâne. Il avait vu les poissons gangrenés par le métal. Il avait entendu chanter le coquillage de fer. Stroke avait raison, le cercle était en train de se refermer sur la ville.
Ayant déchiffré l’adresse inscrite sur l’étiquette, il regagna les quais. Deux ou trois gros canots frottaient leur proue contre les pierres du môle, les anciens hangars étaient vides et nulle part on n’apercevait le moindre pêcheur. David s’engagea dans le lacis des ruelles humides. De nombreux magasins avaient définitivement tiré leur rideau de fer, offrant au passant une perspective de volets rouillés que recouvraient peu à peu les affiches. Alors qu’il débouchait dans une rue un peu plus animée, l’adolescent fit une curieuse rencontre. Un homme vêtu en tout et pour tout d’une salopette élimée se dandinait au milieu du passage, la tête penchée sur l’épaule, un filet de bave gouttant des lèvres. David s’arrêta net en reconnaissant Maxwell Portridge, le fou qui recousait les animaux. Le débile zigzaguait d’un pas mal assuré, l’œil sournois, un gros crayon-feutre dans la main droite. Que faisait-il là, loin de son « laboratoire » et de ses aiguilles de matelassier ? David se plaqua contre un mur, peu désireux d’entrer dans le champ visuel du dément. Ce dernier sautillait sur un pied, tel un enfant. Sa bedaine proéminente paraissait prête à se décrocher à chacun de ses bonds. Brusquement, alors qu’un passant traversait la rue, Portridge s’immobilisa pour prendre l’attitude d’un animal aux aguets. Quand le promeneur le dépassa, il lui emboîta immédiatement le pas, le suivant à moins de cinquante centimètres de distance ! David sortit de sa cachette, interloqué. L’homme, indifférent au comportement du dégénéré, poursuivait sa course sans se retourner. C’était un quadragénaire de haute taille, vêtu d’un blouson de toile jaune renforcé aux coudes. Il marchait d’un pas égal, bien décidé à ignorer les grimaces de Portridge. Alors que David allait se détourner, il vit distinctement le débile lever son stylo-feutre et tracer des mots sur le dos de l’inconnu !
« Cette fois il va se faire engueuler ! » pensa-t-il en entendant crisser la pointe du marqueur. Pourtant rien ne se passa, et l’homme continua sa route comme si de rien n’était. Cette fois c’en était trop, David comprit que quelque chose d’anormal était en train de se produire. Ou bien l’inconnu était d’une rare patience ou bien…
Ou bien ?
Son forfait accompli, Portridge avait pris la fuite en mimant le galop d’un cheval. David se coula dans le sillage de l’homme au blouson, agitant frénétiquement les jambes pour rattraper son retard. Quand il ne fut plus qu’à trois mètres de l’inconnu il put enfin déchiffrer ce que Maxwell avait griffonné sur ses omoplates :
Ceci n’est pas un homme
Son estomac se noua douloureusement et ses mains devinrent humides. « Ta mère les sent, avait dit Stroke, c’est à cause de sa maladie… » M’man était-elle comme Portridge ? Dans ce cas cela voulait dire que… Que Portridge les « sentait », lui aussi ! Ceci n’est pas un homme… David marchait toujours derrière l’individu au blouson jaune, incapable de rompre la filature. Si Maxwell ne s’était pas trompé, cela signifiait que les créatures avaient commencé à infiltrer les humains ?
« Non, c’est impossible, se répéta-t-il, le type n’a pas voulu risquer un esclandre, c’est tout. Il a préféré fermer les yeux. Oui, c’est ça… »
L’homme ( ?) s’était arrêté pour examiner le menu affiché sur la devanture d’un drugstore. Au bout d’une minute, il se décida à entrer. David le suivit. Il savait qu’il avait tort de s’attarder ainsi, mais il fallait qu’il sache. Le drugstore était vide et mal éclairé. Une serveuse maussade attendait au comptoir en se grattant le cuir chevelu du bout de son crayon à commandes. Lorsqu’elle s’approcha de l’inconnu, celui-ci se contenta de désigner l’une des photos de hamburgers placardée au-dessus du zinc. « Un spécial ?» marmonna simplement la fille. L’homme hocha la tête. David s’assit et enfonça nerveusement les ongles dans le rembourrage du siège. La serveuse vint prendre sa commande puis fit le va-et-vient, portant des assiettes. L’homme mangeait lentement, comme s’il essayait d’apprivoiser des gestes peu familiers. À un moment, ses dents mordirent la fourchette, et des étincelles tombèrent en pluie sur les frites mal cuites entourant le hamburger. David écarquilla les yeux. Des dents de fer ! L’homme avait la bouche remplie de dents d’acier, elles claquaient avec un son métallique chaque fois qu’il s’évertuait à mâcher une nouvelle bouchée de nourriture. L’adolescent posa ses paumes à plat sur la table pour les empêcher de trembler. L’homme ne regardait rien, ses yeux fixes semblaient perdus dans le vague. De temps en temps la fourchette heurtait ses dents, et des étincelles crépitaient sur ses lèvres. Il avait l’air engoncé, maladroit.
« On dirait qu’il porte un scaphandre, remarqua David, un scaphandre de… chair humaine ! »
Maintenant des frissons couraient sur sa nuque. La créature s’obstinait à manger ses frites avec le soin méticuleux d’un horloger réglant une montre. Pourquoi agissait-elle ainsi alors qu’elle n’avait nul besoin de cette nourriture ? Probablement parce que le corps qu’elle était en train de coloniser lui imposait encore sa loi, ses réflexes. David chercha un peu d’argent dans sa poche. Il devait décamper, Stroke avait raison, la maladie prenait de l’ampleur et il était déjà trop tard pour tenter quoi que ce soit. À cette seconde, l’homme au blouson jeune eut une contraction malhabile des mâchoires et se sectionna la langue !
David, horrifié, vit les dents d’acier se refermer sur l’appendice buccal rouge sombre… et le trancher sans aucun effort. Le tronçon de langue coupé net tomba dans l’assiette, au milieu des frites froides tandis que du sang poissait le menton de l’inconnu. L’adolescent étouffa un hoquet tandis que la créature continuait à manger, comme si rien ne s’était produit. Aucune nervosité n’altérait ses gestes, et il était visible qu’elle ne souffrait pas. Cette tranquillité hiératique était plus abominable encore que les manifestations de douleur auxquelles on aurait été en droit de s’attendre. La fourchette poursuivait son va-et-vient mécanique. Elle finit même par piquer le morceau de langue sectionné et le ramena machinalement dans la bouche de l’homme aux yeux fixes.
« il le mange, constata David au comble de l’anéantissement, il est en train de manger sa propre langue ! »
La situation dépassait tout ce qu’il avait jusqu’alors imaginé.
« Je suis dans un drugstore, se répéta-t-il, je suis dans un drugstore avec un extraterrestre qui mange des frites arrosées de sang ! »
Jamais il n’avait vu ça, dans aucune série télévisée, dans aucun film d’horreur. Un extraterrestre qui mangeait sa propre langue… par mégarde ! (Hi-hi !) Un rire qui frisait la folie monta le long de sa gorge. Oui, c’était ça, exactement, il allait devenir cinglé, comme M’man, comme Maxwell Portridge, et il pourrait repérer les envahisseurs d’un simple coup d’œil… La créature repoussa l’assiette. Le sang lui coulait sur le menton. Il s’essuya avec une poignée de Kleenex et jeta un billet sur la table avant de se redresser et de s’éloigner d’un pas pesant. Quand la serveuse s’avança pour débarrasser, elle ne put retenir une grimace de dégoût.
— Quel dégueulasse, grommela-t-elle, il a foutu du ketchup partout.
David demeurait figé devant son hamburger glacé. L’homme n’avait pas remarqué sa présence, mais sans doute était-il trop occupé à contrôler le corps dans lequel il venait de se glisser pour prêter attention aux éléments extérieurs ?
Pendant une heure David fut victime d’un véritable trou psychologique et erra à travers la ville sans savoir le moins du monde ce qu’il faisait. Quand il reprit enfin conscience il avait atteint les limites de Triviana, là où le paysage de dunes reprenait ses droits. Il s’aperçut que le hasard avait bien fait les choses et qu’il se trouvait à proximité de la maison de Stroke. Il ne lui fallut qu’un quart d’heure pour localiser le bungalow secret du ferrailleur. C’était une bâtisse à demi ensablée qu’entourait une clôture aux piquets édentés. Le jardin était envahi par les oyats qu’on avait plantés aux alentours pour tenter de fixer les dunes.
David s’assura que personne ne l’avait suivi et entra. M’man était dans la cuisine, assise sur un tabouret, les genoux ramenés sous le menton. Elle était entièrement nue sous une vieille couverture de l’armée qui pendait sur ses épaules. Elle fixait la route à travers les fentes des volets fermés et ne tourna même pas la tête quand David s’avança sur le seuil.
— Ils approchent, dit-elle seulement. J’entends leur écho tout autour de nous.
David s’avança, tendit la main pour arranger la couverture qui glissait.
— M’man, attaqua-t-il, il faut qu’on parte.
— Non, souffla rêveusement la jeune femme, c’est trop tard, ils sont sur les routes. Ils viennent vers nous, de tous les points cardinaux. J’entends leur rumeur qui grossit au fil des jours. C’est comme la plainte du vent s’engouffrant dans un silo crevé. Si nous quittions la ville nous ne ferions qu’aller à leur rencontre.
David examina la pièce vétusté ; elle se résumait à un placard, un réchaud de camping, une table, une chaise et un carton de provisions. Il tira de l’eau au robinet et entreprit de faire du thé.
— Tu les entends vraiment ? insista-t-il en allumant le réchaud.
M’man ricana tristement.
— Oui… Tu veux que je te chante leur petite chanson ? Tu es mon sandwich de pain blanc et quand…
— Tais-toi !
— Kraki-Krac ! Kraki-Krac !
— M’man, je t’en supplie !
Lucie émit un petit rire fêlé.
— Leurs pensées flottent dans l’air, chuchota-t-elle, mais personne ne semble les entendre. Personne, sauf moi… Je les invente peut-être ? C’est à cause de ma tête, de ma folie, non ?
— Non, assura David, c’est parce que tu es sur la bonne longueur d’ondes, c’est tout.
— Oui ? C’est aussi ce que m’a dit le monsieur barbu.
— Stroke ?
— Oui. Je crois que c’est son nom. Les choses ne parlent pas mais elles échangent des sensations… des sentiments. C’est très dur à expliquer avec des mots. Celles qui viennent des quatre points cardinaux sont fortes, gorgées d’énergie, et très fluides.
— Fluides ?
— Oui. Elles peuvent changer de forme très rapidement, couler, s’insinuer. Leur potentiel vital est intense, crépitant. Elles sont semblables à du métal liquide… à du mercure. Je crois qu’elles n’ont pas de très bonnes intentions à notre égard. Elles ont pris l’habitude de se servir de nous pour… s’alimenter. Je devine leur gourmandise. C’est comme un vent rouge qui souffle dans ma tête.
David sentit sa pomme d’Adam se contracter.
— Mais pourquoi veulent-elles nous… dévorer ? articula-t-il.
— Pour rester souples, véloces. Elles ont besoin du flux énergétique de la vie humaine, de l’étincelle qui nous anime. Elles vont d’homme en homme et cueillent ces étincelles divines, ces âmes. Elles se rechargent ainsi. Elles engrangent des flammes de bougies pour restituer un brasier… un incendie.
David se contraignit à verser le thé, chercha du sucre et du lait condensé dans la boîte à provisions. Ces gestes lui permettaient de ne pas céder à la panique. La voix de M’man, cette voix d’outre-tombe, de pythie en pleine transe oraculaire, lui hérissait l’échiné.
— Alors nous ne pouvons pas partir ? insista-t-il.
— Non… Elles sont déjà nombreuses à Triviana, mais il va en arriver beaucoup d’autres dans les jours qui viennent. Si nous marchons à leur rencontre elles nous voleront notre âme. Elles ont besoin de beaucoup d’énergie, sinon elles perdent leur fluidité et deviennent pesantes, rigides. La paralysie les gagne. C’est un peu comme du plâtre qu’il faudrait constamment réimbiber pour l’empêcher de durcir. Nous sommes cette eau…
— Du mercure, observa pensivement David, tu as dit du mercure ?
— Oui, elles coulent. L’énergie les dilate comme la chaleur dilate le mercure. Plus elles se gorgent d’énergie vitale, plus leur volume s’étend. Alors elles se fragmentent et donnent naissance à de nouveaux individus. Elles se multiplient. »
« Par surgeons, pensa David. Stroke l’avait prédit. Elles se multiplieront par surgeons… »
La jeune femme s’agita, fit la grimace et se cacha soudain la tête sous sa couverture.
— Il ne faut plus que je pense, haleta-t-elle. J’ai peur que ces choses ne devinent ma présence et qu’elles ne viennent me faire du mal. Je vais prendre des cachets et dormir. Leurs émanations m’irritent le cerveau. J’ai la tête en feu. Parfois j’ai l’impression que mon esprit va se mettre à saigner, et la cervelle me couler par les oreilles… Une cervelle pleine de grumeaux, comme du lait caillé. Tu n’as pas cette sensation, toi ?
— Non. Je ne les entends pas. Mais tu as raison. Il faut que tu te déconnectes, que tu dormes… Ainsi elles ne pourront pas te repérer.
— Mmm…
Elle hocha la tête et se remit à chantonner l’affreux refrain de la nuit du bombardier. Chaque fois que ses lèvres formaient les mots Kraki-Krac, David sentait un courant électrique lui traverser la moelle épinière.
Le silence s’éternisait. Le garçon finit par s’approcher lui aussi de la fenêtre. Les volets clos étaient liés avec du fil de fer. Il plongea son regard entre les fentes, auscultant la route.
Ainsi les créatures étaient en marche. Pèlerins maudits, rois mages de la destruction, leurs bataillons se rapprochaient après avoir écumé les villes de la côte. Elles avaient tué, tué, et encore tué pour se gorger de l’énergie vitale des hommes. Elles avaient fait le plein, oui ! Et maintenant elles revenaient pour quelque mystérieux sabbat. Mentalement David recréait le fil de leurs métamorphoses successives… D’abord le simple couteau forgé par Jonas Stroke, un couteau voué à une utilisation meurtrière, puis, au lendemain du baptême du sang, le bouillonnement des particules, la reproduction, le métal s’engendrant lui-même, doublant, triplant son volume à chaque nouvel assassinat. Le canif était devenu lingot, le lingot pavé de chrome, et ainsi de suite.
Oui, les pèlerins fabriqués par Jonas Stroke n’avaient pas connu la lente dégénérescence des créatures prisonnières de la lande. Elles n’avaient pas eu à souffrir de l’ankylose des métaux sous-alimentés, elles n’avaient pas engendré des gnomes de deux centimètres ou des statues aux gestes malhabiles, non. Familiarisées avec le sang et les viscères, elles avaient trouvé tout naturel de s’y abriter. À force de tailler et de trancher les chairs, elles avaient fini par y élire définitivement domicile.
La greffe, la symbiose, allait-elle réussir ? Les poissons étaient morts, soit, mais l’homme au blouson jaune marchait dans les rues de Triviana en ce moment même, envahisseur aux yeux fixes et à la langue coupée.
David demeura longtemps à côté de sa mère, en silence, puis il procéda à un inventaire des provisions, décida qu’il y en avait assez pour tenir une semaine, et compta l’argent laissé par Stroke.
— Je vais prendre mes médicaments et dormir, soliloquait Lucie drapée dans sa couverture. Il faut que je coupe le contact à l’intérieur de mon crâne, comme on débranche une radio, sinon elles me retrouveront. Je le sens. Déjà elles flairent ma présence sur les ondes. Je vais dormir, dormir comme à l’asile.
David ouvrit le sac de sa mère, examina les tubes de tranquillisants avec une certaine appréhension. Que se passera-t-il si elle en avalait trop ? Était-elle en état de pratiquer une automédication raisonnable ? Il consulta sa montre ; le temps avait filé à une vitesse prodigieuse, dans vingt minutes le car quitterait la grand-place pour ramener les élèves au collège, il fallait qu’il parte sans tarder.
« Et si je restais ici ?» pensa-t-il. Non, c’était un mauvais calcul. Mary Bouffe-minou remarquerait immédiatement son absence, préviendrait le shérif. On donnerait l’un de ses vêtements à renifler aux chiens policiers, et les flics remonteraient immanquablement jusqu’au bungalow, jusqu’ici.
Incapable de prendre une décision, il alla embrasser Lucie et se retira sur la pointe des pieds. Il avait parfaitement conscience de se réfugier dans un certain automatisme des attitudes pour ne pas céder à la panique. En refermant la porte, il tenta de faire le vide en lui et s’élança sur le chemin des dunes. Il ne lui restait plus qu’un quart d’heure pour attraper l’autobus du collège.